Vous faites vos débuts à l’Opéra national de Lorraine en tant que metteur en scène. Pouvez-vous vous présenter ?
Anthony Almeida : Ma vocation de metteur en scène doit beaucoup à mon enfance passée dans un jardin à Bristol, en Angleterre. Je passais des heures à jouer à soulever des pierres pour observer les insectes - les fourmis et les vers. C’est ce qui motive mon intérêt pour la mise en scène : je suis fasciné par la joie et la difficulté de vivre, et je trouve dans les œuvres matière à exprimer ce sentiment.
Le projet Héroïne a pour originalité de rassembler en une soirée trois opéras différents. Pourquoi ces oeuvres ?
A.A. : La musique de ces trois pièces me hante et leurs récits me choquent. Ce sont des opéras mystérieux, ambigus, troubles – des opéras qui tiennent plus des films de David Lynch dans leur paysage tonal et leur architecture émotionnelle, que de Star Wars et de son credo binaire selon lequel toute vie doit choisir entre le bien et le mal…
Quels liens tissez-vous entre les oeuvres ?
A.A. : Dans chaque pièce, nous rencontrons une femme sur le point de vivre un grand événement de l’existence : dans Sancta Susanna, l’héroïne éponyme naît. Dans Le Château de Barbe-Bleue, Judith s’unit à son âme soeur. Dans La Danse des morts a lieu la confrontation avec ce qui constitue notre horizon à toutes et à tous : notre fin. À travers ces trois oeuvres, j’ai perçu la possibilité de construire un récit plus vaste, mettant à jour les moments-clefs d’une vie : une sorte d’odyssée de vie. Cette héroïne, c’est chacune et chacun de nous qui est l'héroïne de son propre opéra intime et quotidien. Hindemith, Bartók et Honegger partagent une même angoisse quant à l’influence que peut avoir notre désir de sécurité sur notre vie. L’héroïne explore la possibilité de surmonter cet obstacle.
Nous connaissons bien Le Triptyque de Puccini, mais créer son propre triptyque en rassemblant trois oeuvres indépendantes est un geste artistique plutôt rare à l’opéra…
A.A. : Il s’agit de revendiquer une forme d’art total. Le geste opératique est si radical et émouvant : c’est une expérience dangereuse et vivante. On ne va pas à l’opéra pour déguster des toasts au saumon et boire du bon vin. Ce que propose Héroïne, c'est une soirée riche et passionnante. Il s’agit d’une narration à tiroirs : nous mettons en scène chacune des pièces individuellement comme un épisode tout en la façonnant dans un nouvel arc narratif épique qui court sur toute la soirée comme une série.
Sancta Susanna, qui ouvre la soirée, est un opéra centré sur un acte transgressif : une religieuse se déshabille pour enlacer la croix… Cette idée de transgression est par la suite développée à travers Judith qui ouvre une à une les portes interdites du Château de Barbe-Bleue et La Danse des morts qui donne la parole aux revenants… Vous-même, pensez-vous votre art en termes de transgression ?
A.A. : Je considère plutôt que j’accomplis un acte de restauration. Si vous pensez à un restaurateur de meubles, son travail consiste à éliminer la laque qui s'est accumulée au fil du temps, pour rendre la chaise à nouveau belle et utile. Chacun de ces opéras – que ce soit dû à la musique ou à l’histoire – est en proie à ces clichés et idées reçues sur la manière dont il devrait être mis en scène et ce qu’il signifie. Toutes ces opinions préconçues encombrent l’esprit du public et limitent sa possibilité de vivre une expérience personnelle profonde. Mon action - comme un restaurateur de meubles - vise à libérer les oeuvres de ces décorations superflues et autres théories inutiles pour offrir au public le noyau brut de l’ouvrage, la puissance de sa matière première.
Quel sens donnez-vous à ce mot transgression qui est le thème de la saison ?
A.A. : La transgression la plus évidente consiste pour moi à regarder la vérité en face - fût-elle laide. La quête de l’honnêteté peut être brutale, difficile et complexe, mais - comme le vivent les protagonistes de Sancta Susanna, du Château de Barbe-Bleue et de La Danse des morts, elle peut également être magnifique. C’est cette aventure qui permet à nos héroïnes de devenir ce qu’elles sont.
Propos recueillis par Simon Hatab
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