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DES MONDES QUI SE REGARDENT SANS SE VOIR

entretien avec Katharina Kastening

Découvrez ci-dessous un entretien avec Katharina Kastening, metteuse en scène de notre prochain opéra Manru, du 9 au 16 mai à l'Opéra !


Dans Manru, il est question d’un conflit ethnique entre un peuple sédentaire des Tatras et un clan rom. Votre mise en scène transpose ce conflit entre deux villages voisins. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Katharina Kastening : Il était important pour nous de ne pas localiser géographiquement ce conflit. L’actualité est marquée aujourd’hui par le retour de la guerre, par l’affrontement de pays hostiles. Mais, lorsque nous avons imaginé ce concept, fin 2020, nous étions alors en pleine campagne électorale américaine, à travers laquelle la société apparaissait profondément divisée. De là, le désir de montrer un conflit opposant des êtres proches, similaires, une tension latente, dans l’air du temps. Dans l’opéra de Paderewski, l’acte I présente le clan de Manru comme la cible de la haine et des préjugés. Mais dans l’acte III, c’est le clan lui-même qui s’entredéchire… Pourquoi ces guerres intestines ? En tant qu’êtres humains, il arrive que nous ayons des traditions différentes mais nos modes de vie sont structurellement assez similaires. Qu’est-ce qui nous différencie en tant que personnes ? Dans Manru, ce conflit entre paysans et Roms nous est apparu symptomatique de toutes les formes d’exclusion : je souhaitais que les spectateurs puissent y projeter leurs propres expériences.

Dans l’opéra, la musique est différente selon les ethnies : le chant des villageois des Tatras est inspiré du folklore slave alors que la musique du peuple de Manru correspond à une certaine représentation que le XIXe siècle se faisait de la musique “tzigane”. Cette distinction vient-elle contrarier votre conception de l’œuvre ?

Katharina Kastening : Non, bien au contraire. La musique de l’acte I est le reflet d’une société plus traditionnelle et celle de l’acte III, davantage émotionnelle. Lorsqu’il entend la musique de son clan, Manru se rappelle son enfance. C’est très touchant, comme un rêve éveillé. J’aime l’idée qu’une musique ait le pouvoir de rappeler émotionnellement un être à son origine.

Comment analysez-vous la relation entre Manru et Ulana au miroir de la haine qui oppose leurs deux camps ?

Katharina Kastening : Il me semble que Manru et Ulana partageaient une certaine vision de l’avenir lorsqu’ils ont emménagé ensemble. Peut-être espéraient-ils s’installer dans le village d’Ulana ou couler des jours heureux dans la hutte de Manru, malgré leur mise au ban de la société. Ce projet est contrarié. Dans cette vie à l’écart du monde, Manru ressent un manque : les siens lui manquent. Il y a aussi les humiliations qu’il subit : il est passé à tabac, on menace de brûler sa hutte… Ulana, quant à elle, est dans une forme de déni : elle affirme que, s’ils restent unis, ils seront capables de surmonter tous les obstacles. Manru ne partage pas sa confiance en l’avenir : il éprouve des difficultés à vivre avec quelqu’un qui nie l’évidence et refuse d’admettre l’échec. Au fond, c’est l’enfant dont ils ont la responsabilité qui les incite à rester ensemble et empêche leur couple d’exploser...

À la lecture du livret, on est frappé par certains mots. Comment traitez-vous la question de la langue ?

Katharina Kastening : Je n’ai pas voulu atténuer la violence en ajoutant des guillemets. La question qui m’obsède dans l’œuvre est : - Qu’est-ce qui nous amène à reproduire des comportements racistes ? Comment naît cette pensée ? Dès notre plus jeune âge, notre manière de penser et de nous exprimer est façonnée par notre éducation, par notre environnement, par la société. Il est donc inévitable que nous ayons – parfois inconsciemment – des croyances et des sentiments qui peuvent être considérés comme racistes. Je constate aussi que, lorsque nous regardons les vestiges du passé empreints d’un racisme que l’on pourrait qualifier d’historique, nous avons souvent un réflexe nostalgique qui consiste à lui trouver des excuses, sans même nous en apercevoir. Je songe notamment à des comptines enfantines pleines de clichés… Dans l’opéra, le chœur d’enfants nous permet de voir comment le racisme se développe et se reproduit, comment les enfants sont influençables et réceptifs, comment ils captent et s’approprient ce qui les entoure, comment ils imitent le comportement des adultes qu’ils considèrent “normal” et “juste”. Paderewski décrivait Manru comme l’un des premiers opéras traitant des questions de racisme et de xénophobie. Ce compositeur, qui était aussi un homme politique – Premier ministre et ministre des affaires étrangères de Pologne – a tenu à porter à travers son œuvre des valeurs sociales. Il a tenté d’éclairer l’origine des conflits ethniques. Il me semble que ces questions sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité et que nous devons à notre tour reprendre le flambeau pour lutter contre l’intolérance.

Comment avez-vous conçu la scénographie ?

Katharina Kastening : Ici encore, nous ne voulions pas d’une scénographie trop concrète pour que chaque spectateur puisse se projeter dans le spectacle. Avec le scénographe Gideon Davey, nous avons choisi des matériaux dont le contraste exprime la tension latente entre ces deux sociétés : le plexiglas comme symbole du dur et la terre comme symbole du doux, l’industrie versus la nature. C’est l’homme qui est la cause directe de la scission entre ces deux mondes. Le mur qui les sépare est transparent parce que cette division est, au fond, arbitraire et obsolète. Ces sociétés se regardent sans se voir. Elles pourraient n’être qu’une mais s’y refusent.

Extraits d’un entretien réalisé par Boris Kehrmann pour l'Opéra de Bühnen Halle, 2022.


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