Aller au contenu principal
|

Le prix de la liberté

Entretien avec Mikaël Serre

Après avoir signé la saison passée un iconoclaste Offenbach Report, Mikaël Serre est de retour à l’Opéra national de Lorraine. Ce metteur en scène franco-allemand ne tait rien de nos zones d’ombre, labyrinthes intérieurs et autres monstres qui sommeillent en nous. Partant à l’assaut du château de Barbe-Bleue, il interroge notre besoin d’être sauvés et le prix auquel nous sommes prêts à sacrifier notre liberté.

Dukas a donné à Ariane et Barbe-Bleue un second titre : La Délivrance inutile. Comment interprétez-vous cette expression ?

Mikaël Serre : Entre le moment où l’Opéra national de Lorraine m’a proposé de travailler sur l’opéra de Dukas et aujourd’hui, nous avons traversé la crise sanitaire. Nos corps confinés ont été marqués durablement, à tel point qu’aujourd’hui où nous avons retrouvé une certaine forme de liberté, nombreux sont ceux qui continuent à agir selon les réflexes acquis durant cette période : en sortant moins, en désertant les salles de spectacle et de cinéma, en télétravaillant, quitte à
fragiliser la frontière entre le travail et la vie privée... Le temps de l’enfermement est également un temps contrerévolutionnaire : nous nous replions sur notre foyer ou sur notre cellule familiale, de la même façon que, dans Tambour dans la nuit de Brecht, en retrouvant sa fiancée, le soldat Kragler perd sa flamme révolutionnaire. Ariane parle de ça : de notre consentement à nous laisser enfermer, du prix auquel nous sommes prêts à abdiquer notre liberté, de notre servitude volontaire et de notre capacité à aimer nos geôliers.

Comment voyez-vous les prisonnières du château de Barbe-Bleue ?

Mikaël Serre : Dans le conte de Perrault, ces femmes sont mortes. Chez Dukas, elles sont mortes à l’intérieur, elles sont perdues en tant que sujets, effrayées par cette lumière dont elles n’osent s’approcher de peur de se brûler… À travers elles, nous entreprenons un voyage dans le temps, à travers différentes figures de femmes qui ont marqué l’Histoire – de la Vénus de Willendorf à Rosa Luxembourg. Nous racontons une histoire de la libération et de l’émancipation. Une certaine
histoire de l’art aussi, car les noms de ces prisonnières font également référence à des héroïnes littéraires, théâtrales, opératiques – à l’image de Mélisande. À travers elles, Maeterlinck et Dukas portent un regard réflexif sur le genre. L’opéra se regarde lui-même. Cet art qui a souvent enfermé les femmes dans des rôles stéréotypés, sacrificiels. Cet art qui a été – pour reprendre les mots de Catherine Clément – celui de la défaite des femmes. Face à elles, Ariane demeure immuable. Elle est un roc, un point d’ancrage, une force qui va et suit son idée. Elle est une héroïne qui veut sauver le monde, ce qui en fait une super-héroïne.

En quoi l’univers des super-héros ou des super-héroïnes vous intéresse-t-il pour appréhender ce personnage d’Ariane ?

Mikaël Serre : Depuis une dizaine d’années, on constate une résurgence inédite du genre super-héroïque au cinéma. Je me demande ce que signifie ce retour du mythe du sauveur : d’où vient ce besoin criant d’être sauvé ? Mais les super-héros ont toujours une part sombre avec laquelle ils bataillent : à l’origine de leur super-pouvoirs, il y a toujours un trauma initial. Ariane est animée par une pulsion qui la pousse à vouloir sauver les autres, mais quelle blessure cache cette pulsion ?

Vous avez évoqué tout à l’heure le syndrôme de Stockholm – aimer son geôlier – et la servitude volontaire. L’une des caractéristiques de votre travail est de vous intéresser à la part la plus sombre, la plus chaotique et la plus irrationnelle qui sommeille en l’être humain…

Mikaël Serre : Oui, et de ce point de vue, le parcours d’Ariane dans les souterrains du château s’apparente à une plongée vertigineuse au plus profond de l’être. Je constate qu’avec la crise sanitaire, nous avons vécu une situation tellement irrationnelle que grande était la tentation de vouloir en élucider les causes. Certains ont trouvé une réponse en se tournant vers des théories complotistes, d’autres se sont repliés sur un libertarisme proche de l’extrême-droite... Je regrette que cette recherche obsessionnelle de la logique et de la raison nous amène à rejeter la part d’insaisissable qui existe en chacun de nous. Pour moi, l’opéra de Dukas est aussi un récit d’introspection : quand Ariane ouvre une à une les portes du château, elle part à la découverte des autres en même temps qu’elle se cherche elle-même.

Chez Dukas, Barbe-Bleue est une énigme : brillant par son absence, bourreau pour les uns, victime pour les autres…

Mikaël Serre : Dans l’une de ses courtes nouvelles – La Demeure d’Astérion – Borgès fait parler un narrateur prisonnier d’un labyrinthe. À la fin, on découvre que ce « je » qui parle est le minotaure lui-même, attendant que Thésée vienne le tuer… Considérer Barbe-Bleue comme un monstre reviendrait à le déshumaniser et – par la même occasion – à le soustraire à son jugement. Ariane, c’est nous ! Et Barbe-Bleue, c’est nous ! Il y a en nous une part de chacun d’eux. En tant qu’artiste, j’ai l’habitude de m’inclure dans le spectacle que je mets en scène.

Quand Ariane ouvre une à une les portes du château, elle part à la découverte des autres en même temps qu’elle se cherche elle-même.

À la fin de l’opéra, les prisonnières refusent de suivre Ariane. Comment comprenez-vous cette fin ?

Mikaël Serre : Récemment, la députée américaine Alexandria Ocasio-Cortez a été violemment insultée par un Républicain qui l’a traitée de fucking bitch. Lorsqu’elle a publiquement confronté l’élu à ses propos, ce dernier s’est défendu en les niant, arguant qu’étant marié et père de famille, il ne manquerait jamais de respect à une femme. Alors la députée a tenu un discours puissant sur la libération, pointant l’hypocrisie de son adversaire. Elle a souligné à quel point le sexisme et la domination des femmes étaient ancrés dans nos cultures, à quel point les luttes émancipatrices étaient des combats au long cours, de lents et profonds processus d’évolution. Il me semble que c’est ce que nous dit Ariane : que la liberté ne peut être imposée par effraction, que guérir de l’enfermement ne peut être qu’un processus long et parfois douloureux.

La vidéo occupe une place importante dans le spectacle...

Mikaël Serre : Je travaille avec le vidéaste Sébastien Dupouey, en étroite collaboration avec la scénographe Nina Wetzel. Sur scène, un fond vert nous permet de métamorphoser l’espace en temps réel. Ariane et Barbe-Bleue est un opéra symboliste et la vidéo nous permet d’appréhender la question des imaginaires : imaginaire des personnages mais aussi du public. Le spectateur qui vient assister au spectacle a en tête une certaine représentation du mythe de Barbe-Bleue, et il découvre notre proposition artistique : le plateau devient le lieu où se rencontrent et se confrontent les imaginaires. En 2012, l’autrice canadienne Anne Carson a signé Antigonick, d’après l’Antigone de Sophocle – un autre illustre exemple d’héroïne qui désobéit. Quand je songe au symbolisme de Maeterlinck me reviennent ces mots d’Antigonick : ce n’est pas qu’on veuille tout comprendre ou même comprendre quelque chose nous voulons comprendre autre chose.

Propos recueillis par Simon Hatab

Et aussi

Cookies

En continuant à naviguer sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies. En savoir plus