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Le Diable est dans la musique

Entretien avec Bas Wiegers

De Benjamin Britten, Bas Wiegers a notamment dirigé War Requiem, Death in Venice ou encore Noye’s Fludd. À l’affiche de notre nouvelle production du Tour d’écrou, il nous révèle quelques-uns des secrets du compositeur pour traduire en musique la nouvelle diabolique et dérangeante de Henry James.


En tant que chef d'orchestre, vous fréquentez assidûment les répertoires des 20e et 21e siècles, dirigeant certains des ensembles contemporains les plus réputés. Comment voyez-vous la place singulière qu’occupe l'œuvre de Benjamin Britten dans le 20e siècle musical ?

Bas Wiegers : Britten est un compositeur polyvalent : il combine plusieurs techniques de composition - des plus anciennes techniques tonales, de contrepoints, jusqu’aux techniques plus récentes du 20e siècle, de Stravinsky, de Schönberg ou de Ravel... Il joue de ces influences pour exacerber l’effet dramatique, et tout particulièrement dans ses opéras. Nous savons par ailleurs à quel point il aimait la voix humaine. Il partageait sa vie avec le ténor Peter Pears pour lequel il a composé de nombreuses œuvres vocales. La partie pour ténor du Tour d’écrou a également été écrite pour Pears, et l’on ne peut que mesurer à son écoute la parfaite maîtrise de Britten en la matière.

Vous souvenez-vous de votre premier contact avec la musique de Britten ?

Bas Wiegers : Je devais avoir quatorze ans et j’étais jeune violoniste. J’ai interprété une pièce très appréciée : sa Simple Symphony pour orchestre à cordes. Je retrouve aujourd’hui dans la partition du Tour d’écrou certaines techniques instrumentales qu’il utilisait dans cette pièce, notamment les pizzicati particulièrement virtuoses.

Comment Le Tour d’écrou s’inscrit-il dans la carrière et dans la vie de son compositeur ?

Bas Wiegers : C’est l’un des opéras que Britten a écrit pour une formation réduite. On ne parle pas vraiment d’orchestre mais plutôt d’ensemble. Le nombre de chanteurs est limité à six et il n’y a pas de chœur. C'est ce qu’on pourrait appeler un opéra de poche. Après la Seconde Guerre mondiale, Britten a composé plusieurs œuvres qui pourraient être jouées par de petites formations. Il a fondé The English Opera Group pour exécuter de tels ouvrages : il entendait faciliter les tournées en réduisant les coûts, ce qui permettait de présenter ces opéras hors les murs, en dehors de leur écrin habituel. Ce projet était porté par l’ambition de rendre la musique plus largement accessible : qu’elle ne soit plus seulement l’apanage de la classe supérieure et de quelques happy few. Il a également composé quelques opéras intégrant des amateurs et des enfants. J’ai moi-même eu la chance de diriger l’un d’entre eux, L’Arche de Noé (Noye’s Fludd), incluant quinze enfants jouant de la flûte à bec, une douzaine de violonistes et violoncellistes débutants ainsi qu’un chœur de clochettes amateur. D’une certaine façon, on peut dire que Britten a créé des projets participatifs. C’était révolutionnaire à l’époque.

Le génie de Britten consiste à utiliser des moyens techniques absolument clairs pour nous plonger dans l'indécision la plus totale.

Le Tour d’écrou est une histoire de fantômes. La nouvelle de Henry James qui l’a inspiré ne cesse de jouer avec les nerfs du lecteur en le plongeant dans l’indécision : doit-il croire ce qu’il voit ? S’agit-il d’un fantasme ou de la réalité ? Comment la musique de Britten contribue-t-elle à distiller ce doute ?

Bas Wiegers : Britten met en œuvre une palette de moyens musicaux d’une grande richesse pour traduire cette ambiguïté : l’hésitation entre l'innocence et la culpabilité, entre le bien et le mal, entre l'obscurité et la lumière trouve de nombreux échos dans la partition. Le plus évident est sans doute ce motif que Quint utilise pour appeler Miles. La tonalité-cadre de la gouvernante est en la majeur. Or, l’appel de Quint commence par un mi bémol, ce qui crée, par rapport au la, ce qu’on appelle un triton - ou quinte diminuée : depuis le Moyen-Âge, cet intervalle, qui génère un effet de tension particulière, est considéré comme diabolique - c’est le fameux Diabolus in musica - parce qu’il crée la relation la plus dissonante possible avec la tonique. Quand nous l’entendons, notre premier réflexe est donc de penser que Quint est l’incarnation du mal face à la gouvernante qui représenterait le bien. Mais alors, pourquoi l’instrument associé à Quint est-il le célesta, habituellement considéré comme angélique ? Et pourquoi la gouvernante chante-t-elle à de nombreuses reprises des mélodies directement dérivées du matériau musical de Quint ? Que signifie ce lien mystérieux que la musique semble ainsi esquisser entre ces deux personnages ? Est-elle sous son influence ? Ou au contraire, Quint est-il l’une de ses inventions, une projection de son esprit ? D’autant plus que si le mi bémol peut être le Diable du la, l’inverse est aussi vrai. On dirait que Britten a laissé dans sa partitions une multitude d’indices qui nous conduisent parfois sur des voies contradictoires. Son génie consiste à user de ces références techniques absolument claires que sont l’instrumentation, la tonalité ou la mélodie, pour nous plonger dans l'indécision la plus totale.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec la metteuse en scène Eva-Maria Höckmayr ?

Bas Wiegers : Travailler avec elle est à la fois agréable et passionnant. Elle s’est complètement immergée dans la psychologie du livret et dans la musique, à laquelle elle est très sensible. En répétition, nous avons de vraies discussions sur les timings, les couleurs et les intentions. Et j’ajoute que son point de vue dramatique et dramaturgique sur l'œuvre va rendre cette version aussi complexe qu’effrayante. L'utilisation de plusieurs strates de vidéo permet de donner au spectacle une profondeur et une densité qui seraient assez difficiles à atteindre autrement. J'ai vraiment hâte de voir le résultat final.

Propos recueillis par Simon Hatab

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