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Un opéra dans la voix

Entretien avec Paul Brody

Dans le cadre de la première édition du Nancy Opera Xperience, Paul Brody a signé la musique d’Êtes-vous amoureux ? Ce compositeur américain a fait de la voix parlée son terrain de jeu. Il s’intéresse à la musique invisible qui se cache sous chacune de nos phrases : cette mélodie intime qui révèle notre état émotionnel, nos origines, nos voyages passés ou notre histoire familiale. Il nous raconte comment il est parti à l’assaut de Nancy pour composer le portrait sonore de la ville.


En tant que compositeur, vous avez l’habitude d’utiliser la mélodie de la voix parlée comme matériau. Quand avez-vous commencé à travailler de la sorte ?

Paul Brody : Quand j’étais enfant, malgré la dyslexie dont je souffrais, je rêvais d’être romancier. Ce rêve semblait inaccessible jusqu'au jour où l’on m’a mis une trompette entre les mains et où l’on m’a appris à souffler dedans. J'ai alors découvert que je pouvais improviser et raconter des histoires par la musique. Dans la tradition hébraïque, le mot nigun sert à désigner une forme de “mélodie sans mots”, parce que les mots peuvent inhiber l'esprit. En tant que trompettiste, j'aimais cette idée de jouer des chansons sans paroles. Je me suis intéressé aux contes traditionnels juifs, avec ou sans mots. Après mes études au New England Conservatory of Music, j'ai fait le tour de l'Europe avant de m’installer à Berlin, une ville qui semble attirer des artistes en quête d'identité. Un jour que nous nous étions produits au Jewish Museum avec mon ensemble de musique juive contemporaine, lors du cocktail d’après-concert, j'ai lancé, sans doute un peu trop sûr de moi, à la directrice du musée : “Votre musée présente des collections incroyables. Mais vous savez, la culture juive est moins liée aux objets qu’aux histoires et aux mélodies.” Alors que j’étais sûr de l’avoir vexée, elle a répondu en me mettant au défi de créer une œuvre qui exprimerait mon point de vue sur la culture juive. C’est ainsi que j’ai conçu pour ce musée une installation sonore qui explorait les rapports entre la parole et la mélodie vocale : j’ai d’abord enregistré des gens qui racontaient des histoires témoignant de leur sentiment d'appartenance à l'Allemagne. Puis j'ai transcrit ces voix-mélodies pour composer à partir de ce matériau. De là m’est venue l’idée que ces voix-mélodies portaient leur propre histoire, souvent indépendamment des mots prononcés : notre intonation vocale révèle des informations externes (origines familiales, lieux où l'on a vécu…) ou internes (âge, humeur…).

Comment exploitez-vous dans votre travail cette “mélodie secrète” de la voix parlée ?

Paul Brody : Mon objectif est d'inciter les gens à écouter différemment : la plupart du temps, notre cerveau filtre automatiquement les informations mélodiques au profit de la signification concrète des mots. En tant qu'artiste, une grande partie de mon travail est consacrée à renverser cette hiérarchie de l'écoute : guider l'oreille pour lui donner accès aux rythmes, aux textures, aux mélodies de la voix humaine. En séparant la voix de la syntaxe, je souhaite présenter la voix comme une projection sonore de notre identité, indépendante des mots : une sorte de “maison acoustique”. Dans le cas de ce projet pour l’Opéra national de Lorraine, lorsque j'ai transcrit pour la première fois note à note les mélodies-voix, j'ai été surpris de découvrir que la voix parlée quotidienne contenait autant d'informations mélodiques que n'importe quel air d'opéra.

Êtes-vous amoureux ? a la particularité de ne pas se baser sur un livret préexistant, mais sur un matériau sonore - incluant des interviews avec des Nancéiens - qui s’est tissé au fil du temps et des rencontres. Comment s’est passée votre collaboration avec Chloé Kobuta et Alexandra Levinger, avec lesquelles vous avez récolté ces interviews ?

Paul Brody : Avec Chloé et Alexandra, nous avons enregistré des histoires dans les rues, les parcs, les bars, les supermarchés, les discothèques. Nous avons interviewé les jeunes sur Tinder et des octogénaires dans des maisons de retraite… L’idée de cette création était que la ville de Nancy écrive son propre opéra. Parmi les innombrables interviews que nous avons menées, nous en avons sélectionné quelques-unes qui, selon nous, pourraient être intéressantes à mettre en scène. Chloé Kobuta m'a aidé à comprendre les subtilités de la manière dont les gens parlent à Nancy. Elle a également développé un outil qui m’a permis de saisir les nuances rapides de la langue française en reproduisant les mélodies de la voix au ralenti. Elle a enfin imaginé une notation afin que les chanteurs interprètent les histoires au plus près de la manière dont les gens parlent, et non dans le français formel et normé que l’on entend habituellement à l'opéra. Je dois dire que ce projet était l’un des plus complexes que j’ai menés. N’étant pas particulièrement doué pour les langues, j'ai plus d’une fois failli abandonner. Mais Chloé, ainsi que Léa Trommenschlager - l’une des interprètes du spectacle - m'ont aidé à mener ce travail à terme.

Comment avez-vous composé pour les solistes et le chœur ?

Paul Brody : Les solistes ont été choisis pour leur capacité à expérimenter, à explorer les possibilités de la voix. Il n'était pas aisé de trouver de grands interprètes d'opéra prêts à utiliser leur voix d’une manière aussi inhabituelle. Je dirais que leurs rôles ressemblent à ceux de conteurs qui se seraient égarés dans un monde musical... Quant au chœur, d’une certaine façon, il joue les rôles de Chloé et d’Alexandra : il pose des questions comme elles l’ont fait lors des interviews. C’est ce que j’appelle le “chœur des questions”. Et je ne voulais pas qu’il soit interprété par un ensemble de voix d’hommes ou de femmes. Je souhaitais qu’il mêle les genres : qu’il soit un chœur “multi-genre”...


Propos recueillis par Simon Hatab

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